mardi 1 juillet 2014

Janet Frame, Le jardin aveugle

Présentation de l’éditeur : Dans ce texte, Janet Frame utilise la vaste palette des perceptions sensorielles pour explorer l'ambiguïté de la communication : Erlene a cessé de parler parce que «à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche pour dire quelque chose, sa voix, de la cachette où elle se dissimulait, lui rappelait qu'il n'y avait rien à dire et pas de mots pour le dire» ; Vera, sa mère, mue par un sentiment de jalousie, de dépit et de culpabilité, est devenue aveugle à force de volonté ; et enfin Edward, son père, les a abandonnées pour retracer l'arbre généalogique d'une autre famille vivant dans un pays lointain. Ces portraits d'individus incarnent avec une rare éloquence la parole, la vie, les émotions humaines.
L’approche, l’ambiance, surprennent et intriguent. Chacun des personnages semble enfermé dans son propre univers, mais ils sont liés par la même difficulté à appréhender le temps, le langage, la solitude, et la mort.
Erlene parle seulement à Oncle Scarabée qui, installé sur l’appui de la fenêtre, fabrique des cercueils pour les haricots morts. "Les gens redoutent le silence car il est transparent ; tel une eau translucide qui laisse entrevoir chaque obstacle - qu’ils soient usés, morts, noyés, - le silence révèle les mots et les pensées au rebut que l’on a jetés là pour obscurcir son flot limpide. Et quand les gens regardent le silence de trop près, ils se retrouvent face à leur propre reflet, leurs ombres amplifiées dans les profondeurs, et cela les terrifie."
Edward fuit le silence de sa fille en partant à Londres pour s’intéresser à l’histoire des Strang, une famille qu’il ne connaît pas. "Je pleure les morts des temps anciens dont les vies sont insérées entre les grandes failles de siècles qui me sont inconnus. Je n’ai jamais entendu – sauf en imagination – les morts du passé parler, rire ou sangloter".
Troublée par le mutisme de sa fille, Vera, s’interroge, écrit, se replonge dans son passé, (l’occasion pour Janet Frame d’évoquer les paysages de son enfance dans le sud de la Nouvelle-Zélande). "Et personne ne sait à quel point le monde est usé, défiguré par le frottement incessant du regard humain sur ses tranches, ses angles et ses pages ouvertes."
En alternant la première et la troisième personne, en glissant d’un point de vue à un autre, la narration permet de donner la parole aux trois personnages, de comprendre leurs relations.
Mais il ne s’agit pas seulement de sensations. Janet Frame nous montre comment se déroule le fil de la pensée, "car les rêveries envahissent et conquièrent les territoires et, tout comme les mots, y instaurent leurs formes de dictature". Elle illustre la façon dont émotions et réflexions s’articulent, jusqu’à affecter le rapport au réel. Le silence d’Erlene pose la question du trouble mental, bien sûr (l’auteure a été internée à tort en psychiatrie), mais en restant dans la sphère poétique et romancée. "La folie n’est qu’une journée porte ouverte dans la fabrique de l’esprit", pense Véra.
L’obsession des personnages pour le langage explique ce style poétique, très imagé. Il faut trouver les mots pour s’exprimer, des mots "dont les projecteurs balaient les mers afin de secourir les pensées, ou de les mettre en garde contre les marées dangereuses, les courants contraires, les menaces de tempêtes" Erlene.
Pourtant, Janet Frame sait poser des touches d’humour, légères et subtiles, dans ce labyrinthe de pensées, très bien construit. Le lecteur n’est pas perdu, malgré ces changements de points de vue. Plus on avance dans le roman, plus le sens se dévoile. Peu à peu, Janet Frame offre des clés, pour aboutir à une fin étonnante, qui donne une autre dimension au roman ; on le déroule alors à rebours. Janet Frame mêle habilement sa propre expérience et ses préoccupations sur son époque. Pour éviter de casser l’effet, je n’en dirai pas davantage. Mais grâce à cette fin, on comprend que Janet Frame sait aussi jouer avec la perception des lecteurs.
C’était ma première rencontre avec cette auteure que j’ai envie de continuer à découvrir. Je le conseille à tous les lecteurs qui aiment sortir des sentiers battus.
Dans son billet sur Towards another summer, Flo relève également les thèmes du langage et des paysages.

D'autres avis sur ce jardin aveugle sur le blog De Litteris et sur celui d'Yvon.

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