samedi 15 novembre 2014

Romain Gary, Les oiseaux vont mourir au Pérou

Gallimard, 1962. "Il n'y a pas eu préméditation de ma part: en écrivant ces récits, je croyais me livrer seulement au plaisir de conter. Ce fut en relisant le recueil que je m'aperçus de son unité d'inspiration: mes démons familiers m'ont une fois de plus empêché de partir en vacances. Mes airs amusés et ironiques ne tromperont personne: le phénomène humain continue à m'effarer et à me faire hésiter entre l'espoir de quelque révolution biologique et de quelque révolution tout court." Romain Gary.
Cette citation en 4e de couv traduit bien l’esprit du recueil. Si vous avez lu Gary, vous le reconnaîtrez dans ces pages. Sinon, ces seize textes peuvent être une belle façon de découvrir son style, ample ou plus âpre, son humour, son ironie, et les thèmes qui transcendent ses livres (pour ceux que j’ai lus) : la guerre, bien sûr, l’amour et l’art.

Simple allusion dès la première nouvelle, la guerre est au cœur de Un humaniste. Dans ce texte, un fabricant de jouets juif allemand (le thème des jouets avant Les Cerfs-volants) décide de se cacher quand Hitler arrive au pouvoir. "Il fallait patienter, laisser à l’humain le temps de se manifester, de s’orienter dans le désordre et le malentendu, et de reprendre le dessus."
La guerre réapparaît ensuite dans Noblesse et grandeur, où elle sert de prétexte à un règlement de compte personnel. Elle provoque le traumatisme d’une jeune fille dans Les habitants de la terre. Elle conduit un officier nazi à la folie dans Une page d’histoire. (Ce texte rappelle un peu les délires symboliques de La Danse de Gengis Cohn, le roman le plus déroutant que j’ai lu de Gary pour l’instant). Le nazisme pèse à nouveau sur le présent dans La plus vieille histoire du monde, lorsque, installé à La Paz, Shonenbaum retrouve un ancien ami, rescapé des camps, mais encore terrorisé.

Le deuxième thème, qui traverse ce recueil est l’art. Il est abordé dans Décadence, qui met en scène avec humour un ancien mafieux, devenu artiste en Italie, et dans J’ai soif d’innocence, sur fond de voyage à Papeete et de souvenirs de Gauguin.
Mais l’art est ici surtout associé à l’amour : la musique dans Le luth, la peinture dans Le faux, le cirque dans Les joies de la nature (le monde du spectacle sous un angle plus cru que dans Les enchanteurs), l’écriture dans Le mur, et même la photographie, grâce aux cartes postales de Tout va bien sur le Kilimandjaro. Mais chez Gary, l’amour est cruel ou doux-amer. Dans ces nouvelles, l’art trahit ou préserve les apparences, les convenances ; il semble à la fois complice et obstacle pour les personnages. Je ne veux pas trop développer, car si Gary suggère les chutes, il ménage toujours des surprises, grâce à un trait d’humour ou à la réaction inattendue d’un personnage. Il laisse aussi parfois planer le doute, un doute dérangeant dans Le luth, par exemple.

Plus que des histoires, ces nouvelles sont des portraits de femmes et d'hommes soumis à des événements dramatiques, rattrapés par leur passé, victimes de leurs propres excès, de leurs sentiments contradictoires : opportunisme, intégrité, désespoir, cupidité, naïveté. La qualité de Gary est de savoir révéler la complexité de ses personnages, le temps d’une nouvelle, parfois très courte. Il joue avec ses lecteurs, attise leurs émotions et les invite à en saisir les nuances. Même dans ses nouvelles les plus sombres, Gary n’oublie pas de glisser des touches d’espoir. Il sait décrire l'absurdité, la cruauté, en introduisant une poésie dans le style ou les sentiments. On achève chaque lecture avec un sourire amusé, troublé, ironique ou amer.

Le plus bel exemple se trouve dans Les oiseaux vont mourir au Pérou. Après une vie passée dans les conflits du XXème siècle, un homme s’installe dans un bar sur une plage, où il sauve une femme. "Il y avait en lui quelque chose qui refusait d’abandonner et qui continuait à mordre à tous les hameçons de l’espoir. Il croyait secrètement à un bonheur possible, caché au fond de la vie et qui viendrait soudain tout éclairer, à l’heure même du crépuscule. Une sorte de bêtise sacrée était en lui, une candeur qu’aucune défaite ni aucun cynisme n’étaient jamais parvenus à tuer". (Cet espoir rappelle celui de Michel dans Clair de femme).
Et plus loin: "Elle le regardait avec une telle confiance et il avait vu tant d’oiseaux venir expirer sur ces dunes que l’idée d’en sauver un, le plus beau de tous, de le protéger, de le garder pour soi, ici, au bout du monde, et de réussir ainsi sa vie en fin de course lui rendit en un instant toute sa naïveté que son sourire ironique et son air désabusé essayaient encore de cacher». Aujourd'hui, il est facile de faire un parallèle entre les oiseaux morts sur cette plage et la désir de Jean de sauver tous les goélands dans L’Angoisse du roi Salomon d’Ajar.

Enfin, ce recueil contient deux textes plus singuliers. Dans Citoyen pigeon, deux hommes d’affaires américains connaissent des difficultés liées à la crise des années Trente. Ils font un voyage à Moscou, mais la visite de la ville ouvre sur une folie surréaliste.
Gloire à nos illustres pionniers, le dernier texte, m’a beaucoup surprise, car il s’agit d’une nouvelle de science-fiction, sur fond de recherches scientifiques et de concurrence internationale. Je ne m’attendais pas à lire cette histoire, drôle et insolite !

6 commentaires:

  1. Quelle belle présentation! je note le titre (auteur que je n'ai pas encore eu l'occasion de découvrir).

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    1. Merci Laeti :) Ce n'est peut-être pas le "meilleur" Gary, mais ce recueil peut être une première approche, si on hésite à se plonger directement dans "La promesse de l'aube" ou "Les racines du ciel". C'est l'avantage des nouvelles ;)

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  2. Je n'ai lu que "La vie devant soi" parce qu'une amie m'y avait poussée alors que "Les racines du ciel" m'était tombé des mains. J'avais bien aimé mais insuffisamment pour relire Gary.

    A lire ton billet, je reste partagée. Je n'aime pas les histoires en relation avec la guerre en général et les deux guerres mondiales en particulier (surtout si le point de vue est européen) mais les textes sur l'art et surtout ce que tu dis des chutes plus suggérées que claires et nettes me tenteraient.

    Encore une fois (cf Cortázar), il y a des chance pour que je feuillette le recueil à la biblio et lise un texte par-ci par-là mais je ne crois pas que l'ensemble me séduirait.

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    1. Je m'en doutais Flo ;) Les chutes sont intéressantes, car on les entrevoit assez tôt, mais Gary garde une petite touche surprenante pour la fin. Même quand elles sont claires, elles laissent un sentiment d'amertume.
      Si tu passes en biblio, en feuilletant ses livres, tu en trouveras peut-être un qui te tentera davantage ;)

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  3. je n'aime pas beaucoup les nouvelles habituellement mais tu me donnerais envie là :-)

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  4. Alors, à feuilleter par curiosité, peut-être...
    Je me tourne souvent vers les nouvelles après un roman marquant ou à l'inverse, en cas de panne de lecture, donc j'ai toujours 2 ou 3 recueils dans ma PAL ;)

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