Ce recueil est étonnant, car il présente une variété de styles et de choix
narratifs. Ces textes ont en commun une analyse psychologique des personnages
dans leur rapport au réel. Rêve, dédoublement, identité, apparences, séduction et amour, sont les thèmes récurrents.
Cortázar les aborde sous des angles différents : première ou troisième
personne, langage familier ou plus poétique, faits vécus directement ou
rapportés par des témoins, narrateur qui s’éclipse ou change au fil des pages.
Ces approches permettent au lecteur d’avoir une version plus ou moins complète
et de se forger une opinion. Entre réalisme et réalisme magique, Cortázar construit son propre univers, un monde où la frontière entre le
réel et l’imaginaire reste floue. Il sait aussi maintenir une complicité avec
le lecteur. Lecteur, mis en scène dans "Continuité des parcs",
un texte de trois pages, inclassable et finalement assez drôle. Souvent grinçantes,
dérangeantes pour la cruauté qu’elles suggèrent, ces nouvelles restent à
l’esprit.
Le dernier texte, L’homme à l’affût, est le portrait d’un
musicien, proche de Charlie Parker, précise la préface. Très différent, il
complète un recueil qui montre toute la richesse narrative de Cortázar.
Il semble que selon les rééditions, ce recueil ne comporte pas les mêmes nouvelles. Je les présente donc en quelque mots.
Dans La nuit face au ciel, un homme est hospitalisé après un accident de
moto. Dès qu’il perd conscience, il se voit courir dans les marais, poursuivi
par les Aztèques. Cortázar traduit bien l’interrogation entre rêve et
réalité. Ce court texte, bien construit,
captive par l’ambiance qu’il parvient à créer en insistant sur les sensations
et les odeurs.
Axolotl est l’une de mes nouvelles préférées dans ce recueil. Troublante,
elle offre au lecteur plusieurs interprétations possibles. Au jardin des
Plantes, le narrateur passe des heures à observer les axolotls de l’aquarium,
jusqu’à s’interroger sur sa propre identité. Conte sur l’évolution,
la dualité animal-humain, la fragilité psychologique ? Cortázar sait ouvrir
des réflexions plus profondes qu’il n’y paraît. "C’était des larves, mais
larves veut dire masque et aussi fantôme. Derrière ces visages aztèques,
inexpressifs, et cependant d’une cruauté implacable, quelle image attendait son
heure ?"
Dans Circé, les deux premiers fiancés de Delia sont décédés brutalement.
Mario refuse d’écouter les ragots sur ces morts suspectes. Un jeu de séduction
s’installe entre le couple autour de dégustations de bonbons fourrés. Dans ce
texte, Cortázar met encore l’accent sur la
dualité, les apparences, l’aveuglement amoureux. Le titre pose d’emblée la
question au lecteur : Delia est-elle Circé ou bien est-ce seulement une
rumeur ? "Les gens mettent de tels sous-entendus partout, et il faut
voir comment, de tant de nœuds accumulés, naît à la fin un morceau de
tapisserie". J’aurais apprécié un jeu de miroir plus marqué.
Les portes du ciel. À Buenos Aires, un avocat assiste aux obsèques de
Celina, ancienne prostituée, et épouse de l’un de ses clients, Mauro. Cortázar change de point de vue. Extérieur au drame, l’avocat qui raconte cette histoire, affiche
d’abord un certain détachement : "Je me dégoûtais (…) d’être une
fois de plus en train de penser ce que les autres éprouvaient." Cette
indifférence se traduit ensuite en mépris pour Celina, "la petite
noiraude", "la moins monstre de toutes", selon l’avocat. Ici,
le thème social du texte est clairement posé. Une brève apparition de mystère
contribue à le renforcer.
Dans La lointaine, Cortázar choisit encore un autre procédé narratif :
le journal intime. Alina Reyes est obsédée par l’image d’une femme (son double
vu en rêve ?), une femme battue : "je ne sais pas si je l’aime
mais je me laisse battre, cela recommence tous les jours, alors c’est que je
l’aime". Là aussi, l’aspect étrange sert un propos très concret.
Le thème de l’amour et de la violence est également présent dans Les
Armes secrètes, mais dans une narration différente.
Dans Fin de jeu, pour distraire la jeune Leticia, qu’on devine handicapée,
ses sœurs inventent un jeu de déguisements et de poses près de la voie de
chemin de fer, à la vue des voyageurs. L’un d’eux finit par remarquer Leticia.
La séduction et l’apparence sont au cœur de cette nouvelle, la plus touchante,
à mon avis. Cortázar se contente ici de laisser planer le mystère, car c’est
l’une des sœurs qui raconte l’histoire, mais les réponses suggérées paraissent,
là encore, cruelles.
On retrouve ce procédé dans Bons et loyaux
services. Une domestique est engagée pour garder des chiens lors d’une
grande soirée, donnée par une famille aisée. Quelque temps plus tard, ce même
couple fait encore appel à elle pour jouer la mère de M. Bébé, un couturier qui
vit seul… La première partie fait sourire par le décalage de mode de vie entre
cette bonne et ses employeurs. La seconde nous plonge dans un tout autre drame.
Je termine avec les Fils de la vierge, le texte le plus
surréaliste du recueil, l’un de mes préférés également. Michel, un photographe
amateur prend un cliché sur un pont, où se tient un couple, un jeune homme et
une femme plus âgée, surveillé par un homme dans une voiture. Quand il
développe la photo, la suite de la scène se poursuit sous les yeux de Michel,
et elle est bien différente de celle qu’il avait imaginée. Ce texte est
déroutant par son jeu de style, de changement de narration, de confusion dans
le temps, et de petites digressions. "Si tant est que je sache faire
quelque chose, je crois que je sais regarder. Je sais aussi que tout regard est
entaché d’erreur, car c’est la démarche qui nous projette le plus hors de
nous-mêmes, et sans la moindre garantie, tandis que l’odorat… (mais Michel
s’éloigne facilement de son sujet, il ne faut pas le laisser déclamer à tort et
à travers)".
Ce texte a inspiré le film Blow up d’Antonioni. Si le point de
départ est le même que dans la nouvelle, le réalisateur développe une suite
encore différente, mais qui respecte donc l’esprit du texte,
puisque la photo échappe au photographe. Ce film m’avait marquée, je
serais curieuse de le revoir maintenant.
Un billet pour le mois de la nouvelle chez Flo.
Bonsoir Naïk, je suis ravie de vous rencontrer sur vos pages via ce mois de la nouvelle organisé par Flo. J'ai lu votre échanges en commentaires, et ces noms - Cortazar, Coloanne - m'ont appelée :) ( je lis en ce moment le recueil de nouvelles " Le Golfe des Peines " )
RépondreSupprimerBonjour Marilyne et merci beaucoup pour votre commentaire :) De Coloane, il me reste à lire "Le Golfe des peines" et "Le sillage de la baleine", mais j'étais curieuse de découvrir "Le passant..." avant de poursuivre. De Cortazar, j'avais lu deux nouvelles en espagnol, il y a quelques années. J'étais surprise par son univers et j'ai préféré y revenir en français, car je ne lis plus assez en espagnol ;)
RépondreSupprimerTu es comme Marilyne : tu me donnes envie puis arrive un moment où je finis par me dire : "oui, mais... Je ne suis pas sûre que... Et blablabla" T_T
RépondreSupprimerDe Cortázar, je n'ai lu que "L'autoroute du sud" parue isolément chez Le Petit Mercure et on y trouve justement une analyse des personnages dans leur rapport au réel mais l'histoire ne glisse pas vers l'imaginaire (la simple mention de "réalisme magique" me fait fuir).
En revanche, tu m'as vraiment donné envie de voir Blow Up ; j'espère que la médiathèque l'a.
Dans ce recueil, je pense que je pourrais trouver mon compter avec deux-trois nouvelles mais l'ensemble serait trop éloignée de moi je le crains.
En tout cas, merci pour cette présentation qui me permet de mieux cerner l'auteur et donc de me positionner. Je retenterai, promis ;)
Je m'en doutais, Flo, et j'ai développé un peu, car mieux vaut savoir à quoi s'attendre ;) Si tu croises Cortazar en bibliothèque, tu peux toujours tenter de lire les nouvelles qui te semblent plus proches de ce que tu aimes. Pour Blow-up, le film était très inscrit dans son époque. C'est aussi ce qui m'avait plu. Normalement, les classiques ne vieillissent pas...
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