Gallimard, 1962.
"Il n'y a pas eu préméditation de ma part: en écrivant ces récits, je croyais me livrer seulement au plaisir de conter. Ce fut en relisant le recueil que je m'aperçus de son unité d'inspiration: mes démons familiers m'ont une fois de plus empêché de partir en vacances. Mes airs amusés et ironiques ne tromperont personne: le phénomène humain continue à m'effarer et à me faire hésiter entre l'espoir de quelque révolution biologique et de quelque révolution tout court." Romain Gary.
Cette citation en 4e de couv traduit bien l’esprit du recueil. Si vous avez lu Gary, vous le
reconnaîtrez dans ces pages. Sinon, ces seize textes peuvent être une belle façon
de découvrir son style, ample ou plus âpre, son humour, son ironie, et les thèmes
qui transcendent ses livres (pour ceux que j’ai lus) : la guerre, bien
sûr, l’amour et l’art.
Simple allusion dès la première nouvelle, la guerre est au cœur de Un
humaniste. Dans ce texte, un fabricant de jouets juif allemand (le thème des
jouets avant Les Cerfs-volants) décide de se cacher quand Hitler arrive au
pouvoir. "Il fallait patienter, laisser à l’humain le temps de se
manifester, de s’orienter dans le désordre et le malentendu, et de reprendre le
dessus."
La guerre réapparaît ensuite dans Noblesse et grandeur, où elle
sert de prétexte à un règlement de compte personnel. Elle provoque le
traumatisme d’une jeune fille dans Les habitants de la terre. Elle conduit un officier nazi à la folie dans Une page d’histoire. (Ce texte rappelle un peu
les délires symboliques de La Danse de Gengis Cohn, le roman le plus déroutant que j’ai lu de
Gary pour l’instant). Le nazisme pèse à nouveau sur le présent dans La plus
vieille histoire du monde, lorsque, installé à La Paz, Shonenbaum retrouve un
ancien ami, rescapé des camps, mais encore terrorisé.
Le deuxième thème, qui traverse ce recueil est l’art. Il est abordé dans Décadence, qui met en scène avec humour un ancien mafieux, devenu artiste en Italie, et dans J’ai soif d’innocence, sur fond de voyage à
Papeete et de souvenirs de Gauguin.
Mais l’art est ici surtout associé à l’amour : la musique dans Le luth, la peinture dans Le faux, le cirque dans Les joies de la nature (le monde du spectacle sous un angle plus
cru que dans Les enchanteurs), l’écriture dans Le mur, et même la
photographie, grâce aux cartes postales de Tout va bien sur le Kilimandjaro.
Mais chez Gary, l’amour est cruel ou doux-amer. Dans ces nouvelles, l’art trahit ou préserve les apparences, les
convenances ; il semble à la fois complice et obstacle pour les
personnages. Je ne veux pas trop développer, car si Gary suggère les chutes, il
ménage toujours des surprises, grâce à un trait
d’humour ou à la réaction inattendue d’un personnage. Il laisse aussi parfois
planer le doute, un doute dérangeant dans Le luth,
par exemple.
Plus que des histoires, ces nouvelles sont des portraits de femmes et d'hommes soumis à des événements dramatiques, rattrapés par leur passé, victimes
de leurs propres excès, de leurs sentiments contradictoires : opportunisme, intégrité,
désespoir, cupidité, naïveté. La qualité de Gary est de savoir révéler la complexité
de ses personnages, le temps d’une nouvelle, parfois très courte. Il joue avec
ses lecteurs, attise leurs émotions et les invite à en saisir les nuances. Même dans ses nouvelles les plus sombres, Gary n’oublie pas de glisser des touches d’espoir. Il sait décrire l'absurdité, la cruauté, en introduisant une poésie
dans le style ou les sentiments. On achève chaque lecture avec un
sourire amusé, troublé, ironique ou amer.
Le plus bel exemple se trouve dans Les oiseaux vont mourir au
Pérou. Après une vie passée dans les conflits du XXème siècle, un homme
s’installe dans un bar sur une plage, où il sauve une femme. "Il y avait en lui quelque chose qui refusait
d’abandonner et qui continuait à mordre à tous les hameçons de l’espoir. Il
croyait secrètement à un bonheur possible, caché au fond de la vie et qui
viendrait soudain tout éclairer, à l’heure même du crépuscule. Une sorte de
bêtise sacrée était en lui, une candeur qu’aucune défaite ni aucun cynisme
n’étaient jamais parvenus à tuer". (Cet espoir rappelle celui de Michel
dans Clair de femme).
Et plus loin: "Elle le regardait avec une
telle confiance et il avait vu tant d’oiseaux venir expirer sur ces dunes que
l’idée d’en sauver un, le plus beau de tous, de le protéger, de le garder pour
soi, ici, au bout du monde, et de réussir ainsi sa vie en fin de course lui
rendit en un instant toute sa naïveté que son sourire ironique et son air
désabusé essayaient encore de cacher». Aujourd'hui, il est facile de
faire un parallèle entre les oiseaux morts sur cette plage et la désir de Jean
de sauver tous les goélands dans L’Angoisse du roi Salomon d’Ajar.
Enfin, ce recueil contient deux textes plus singuliers. Dans Citoyen
pigeon, deux hommes d’affaires américains connaissent des difficultés liées à
la crise des années Trente. Ils font un voyage à Moscou, mais la visite de la
ville ouvre sur une folie surréaliste.
Gloire à nos illustres pionniers, le dernier texte, m’a beaucoup surprise,
car il s’agit d’une nouvelle de science-fiction, sur fond de recherches
scientifiques et de concurrence internationale. Je ne m’attendais pas à lire cette
histoire, drôle et insolite !