lundi 30 juin 2014

Francisco Coloane, Tierra del fuego

(Publié le 12 Juin 2009)
Francisco Coloane, Tierra del Fuego, Phébus, 1994 et Libretto, 2005, 181p. Editions originale, 1963.
Traduction de François Gaudry. Préface de Luis Sepulveda.
Présentation de l'éditeur

Publié au Chili en 1963, Tierra del Fuego se distingue d'un simple recueil de nouvelles à la fois par l'unité du style, par celle des paysages, désolés ou grandioses, qui lui servent de cadre, et par les thèmes récurrents qui le traversent : histoires de folie et de mort dont le héros innommé est ce Grand Sud qui aimanta de tout temps les rêves de l'imaginaire sud-américain. Les personnages qui hantent ce bout du monde sont tous plus ou moins des exilés : gauchos condamnés à peupler de mauvais rêves leur solitude, marins attachés au service de rafiots hors d'usage, insurgés en fuite, contrebandiers, chasseurs de phoques, parias de toutes les nations… sans oublier les Alakaluf et les Yaghan qui furent les premiers habitants de ces terres promises à toutes les désolations, et que le « progrès » a chassés de leur propre Histoire. Les récits qui s'enchaînent et se répondent sont forts comme un alcool frelaté, tragiques comme la vie qui n'a pour se défendre que le renoncement, l'ivresse ou le mal. Aucun « effet » dans ces comptes rendus cruels qui ne se paient pas de mots, tournent résolument le dos aux prestiges du baroque, et dont la simple brutalité vous happe et ne vous lâche plus. On comprend qu'Alvaro Mutis n'hésite pas à voir en Coloane un nouveau Jack London.

Tierra del Fuego reste dans le même esprit que Cap Horn, et je suis à nouveau tombée sous le charme de ces nouvelles.
Dans ce recueil, entre récits, nouvelles et contes, Coloane met autant de soin à transcrire la beauté des paysages que la psychologie de ses personnages. Comme dans Cap Horn, il nous montre une Nature et une nature humaine profondément liées.  La Terre de Feu, lieu cosmopolite, induit ses propres règles et favorise  l'émergence des instincts les plus sombres, l'avidité, l'égoïsme, la violence. Coloane décrit très bien les hésitations et les mécanismes de passage à l'acte. Bien sûr, un sentiment de solitude, thème récurrent, conduit à des comportements étranges, comme celui de ce marin qui porte une affection soudaine et excessive à un agneau, dans "Cap sur Puerto Eden". Dans cette nouvelle, un ancien capitaine de baleinier perd son emploi et sa foi en l'Homme. "En bon chasseur de baleine, habitué à affronter le monstre marin, il avait la conviction que si l'Homme était parvenu à dominer la nature, il resterait encore longtemps l'esclave de sa propre nature."

Dans ce lien de dépendance,  Coloane souligne aussi les réactions différentes des occidentaux et des indiens, ce qui le conduit à confronter les modes de vie et les notions de respect ou d'asservissement. Pourtant, sa vision de l'homme n'est pas fataliste,  désenchantée ; il montre surtout la complexité des individus.
Dans les récits les plus réalistes, Coloane entretient l'esprit des légendes et des mystères, créant des ambiances troublantes ou glaçantes, même s'il introduit ironie et humour. Dans "Cinq marins et un cercueil vert" (ou l'histoire d'un mort oublié sur un quai sous la neige...)  il évoque une "vieille superstition des marins selon laquelle les défunts confiés à l'océan reviennent toujours hanter les lieux où ils ont vécu et se venger de ceux qui leur ont fait du mal. Et lorsqu'il y avait crime, la légende affirmait que l'âme de la victime  s'installait dans celle du bourreau jusqu'à le rendre fou et le faire périr... Superstition?"
Dans la nouvelle "Sur le cheval de l'aurore", il raconte une rencontre onirique avec les premiers hommes qui ont habité la Patagonie. Malgré tout,  cette ambiance de mystère est plus diffuse dans ce recueil que dans Cap Horn.
Avec beaucoup de poésie, Coloane nous transporte dans un univers riche, au style et à la narration très personnels, pour un dépaysement total, où la mer reste omniprésente :"La mer, possessive et violente quand on navigue sur ses eaux, nous apparaissait de si loin comme une irremplaçable compagne, une immense étendue paisible, dont la vue rassurait, éveillant un indéfinissable sentiment d'espérance." ("Terres d'oubli").
Dans "Cinq marins et un cercueil vert", j'ai également retenu le refrain du timonier, à apprendre par coeur avant de prendre la mer !
"Si da el verde con el verde
Y el colorado con su ignual

Entonces nada se pierde,
siga el rumbu cada cual"
"Si le vert répond au vert
Et le rouge à son semblable
Alors nul ne se perd
et chacun poursuit sa route"
Luis Sepulveda a écrit la très belle préface de ce recueil. Il rappelle que Francisco Coloane a proposé des textes atypiques qui ont bouleversé le paysage littéraire chilien, et que ce "conteur inclassable" est devenu le plus populaire de son pays.

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