(Publié le 12 Février
2009)
Irène Némirovsky, Suite
française, Denoël, 2004, et folio, 2006, 573 p. Prix Renaudot 2004
Présentation de
l'éditeur
Écrit dans le feu de
l'Histoire, Suite française dépeint presque en direct l'exode de juin 1940, qui
brassa dans un désordre tragique des familles françaises de toute sorte, des
plus huppées aux plus modestes. Avec bonheur, Irène Némirovsky traque les
innombrables petites lâchetés et les fragiles élans de solidarité d'une
population en déroute. Cocottes larguées par leur amant, grands bourgeois
dégoûtés par la populace, blessés abandonnés dans des fermes engorgent les
routes de France bombardées au hasard… Peu à peu l'ennemi prend possession d'un
pays inerte et apeuré. Comme tant d'autres, le village de Bussy est alors
contraint d'accueillir des troupes allemandes. Exacerbées par la présence de
l'occupant, les tensions sociales et les frustrations des habitants se
réveillent…
Roman bouleversant,
intimiste, implacable, dévoilant avec une extraordinaire lucidité l'âme de
chaque Français pendant l'Occupation, enrichi de notes et de la correspondance
d'Irène Némirovsky, Suite française ressuscite d'une plume brillante et
intuitive un pan à vif de notre mémoire.
Quand ce roman est
sorti, je n'avais pas particulièrement envie de me plonger dans cette
période de l'histoire. J'ai donc préféré attendre un meilleur moment. Mais je vous conseille de lire la
préface et les annexes, car l'histoire de ce livre est bouleversante. Le
dossier qui accompagne cette édition de poche permet de mieux cerner le projet
d'Irène Némirovsky. Déportée en 1942, elle n'a pas pu terminer cette
longue fresque en cinq parties ; Suite française ne comporte que les
deux premières... alors, bien sûr, les portraits restent inachevés, mais les
notes de l'auteur laissent entrevoir le destin des personnages.
La première
partie, "Tempête de juin",
est un chassé-croisé entre plusieurs personnages qui fuient la capitale,
menacée par l'avancée des Allemands. Irène Némirovsky décrit la stupeur,
l'effroi et l'incrédulité ; les
populations parviennent difficilement à croire que la guerre est déjà
perdue. Péricand, image du bourgeois parisien, dit à sa femme: "Je vous parle, je vous entends, nous décidons d'abandonner
notre maison, de nous enfuir sur les routes, et je ne puis croire que cela soit
REEL". Plus tard, dans un village sur
les routes de l'exode : "Voyons, il ne
sont pas venus si loin en 14", dit le gros pharmacien en hochant la tête,
et tous approuvèrent comme si le sang versé en 14 eût formé un mystique barrage
opposé à l'ennemi pour l'éternité."
L'auteur
alterne scènes de guerre, dont une particulièrement émouvante sur un
bombardement, et scènes de la vie quotidienne, pour accentuer le
décalage entre les deux et montrer le désarroi des personnages.
Elle décrit ainsi leur vie, comme dans un cauchemar.
Dans ces
histoires, le lecteur découvre les générations de l'Entre-deux-guerres qui,
après les drames de 14, tentent de résister aux bouleversements économiques et
sociaux des années 30. C'est tout cet esprit "Troisième
république" que l'auteur nous dépeint avec beaucoup de réalisme.
"Dolce"
décrit la vie sous l'Occupation en 1941. On retrouve certains personnages de la première partie, au moins par
des allusions. Mais Irène Némirovsky nous montre toute l'ambiguïté de la
situation en ce début de guerre.
Lucile, personnage
central, vit avec sa belle-mère dans le bourg de Bussy. Elle est mariée à un
homme infidèle qui est prisonnier en Allemagne, et les deux femmes sont
obligées d'accueillir un officier Allemand. Cet homme trouble Lucile, mais
il est l'ennemi, et dans cette petite communauté, les convenances et les
rumeurs ont un poids considérable. Le rapprochement est à la fois
inévitable et impossible ; la sympathie ne peut atténuer la haine. "Un soldat ennemi ne semblait jamais seul - un être
humain vis-à-vis d'un autre - mais suivi, pessé de toutes parts par un peuple
innombrable de fantômes, ceux des absents et des morts." pense Lucile.
Irène Némirovsky ajoute: "La guerre... oui, on sait ce que sait. Mais
l'occupation en un sens c'est plus terrible, parce qu'on s'habitue aux gens; on
se dit : "ils sont comme nous autres après tout", et pas du tout, ce
n'est pas vrai. On est deux espèces différentes, irréconciliables, à jamais
ennemis" songeaient les Français."
L'auteur dresse les
portraits subtils de personnages qui sont loin d'être manichéens. La proximité
des événements lui permet de rester proche de la réalité quotidienne.
Exilée elle-même, Irène Némirovsky s'intéresse bien plus à
la psychologie des personnages qu'à des développements politiques.
Or, cette approche n'est pas si facile, car elle suppose d'observer avec
lucidité le cynisme et la mesquinerie.
Comme dans Le maître des âmes, l’auteure montre des
personnages qui se heurtent au destin et aux regards des autres. Chacun
tente de se préserver, de s'adapter, de se justifier. Irène Némirovsky
n'accable pas, elle offre au regard.
Suite française est un roman inachevé et il convient de le lire comme
tel. Dans un style très agréable et fluide, fourmillant de petits détails sur
des attitudes révélatrices des codes sociaux, ce livre est un témoignage
bouleversant sur son époque. Irène Némirovsky a le talent de mettre
en lumière les mentalités des générations de l'Entre-deux-guerres sur
lesquelles elle a déjà écrit ; mentalités de populations prises dans
la tourmente de 40, et réflexion sur l'âme humaine, bien sûr.
Pendant toute ma
lecture de "Tempête de juin", j'ai pensé à un certain nombre de
récits, romans et films, notamment au film Le train, de Pierre
Granier-Deferre, avec Romy Schnieder et Jean-Louis Trintignant, sorti en 1973,
d'après un livre de George Simenon que j'ai maintenant très envie de lire.
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