lundi 30 juin 2014

Irène Némirovsky, Le maître des âmes

(Publié le 8 Mars 2008)
Irène Némirovsky, Le maître des âmes, Denoël, 2005, 280p. (édition Folio, 2007). Première publication dans la revue Gringoire en 1939.
À Nice en 1920, Dario Asfar est un jeune médecin originaire de Crimée. Malgré sa profession, il souffre du regard méprisant porté sur son physique "levantin". Alors que sa femme vient d'accoucher, il accepte de pratiquer un avortement pour gagner de l'argent. Cette première limite franchie lui permet progressivement d'accéder à une réussite professionnelle prestigieuse... en tant que "maître des âmes", un charlatan qui détourne les théories de la psychanalyse pour s'assurer la dépendance de sa clientèle.

Le maître des âmes est un roman dense, dont une phrase de la préface d'Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, reflète bien l'esprit : "Livre terrible, hâtif, Le maître des âmes est le récit d'une assimilation crapuleuse payée d'un reniement, un mythe de Faust transposé dans l'immigration". Sur la forme, les deux auteurs soulignent le caractère double de cette œuvre, à la fois conte, détournant les stéréotypes, et roman réaliste.

En effet, l'histoire de Dario pourrait être presque banale, et le lecteur suivrait le parcours tortueux, l'ascension de ce médecin qui a fui son pays pour venir s'installer en France, un pays dont il rêvait ; mais la désillusion est immense. "Oui, vous tous, qui me méprisez, riches Français, heureux Français, ce que je voulais, c'était votre culture, votre morale, vos vertus, tout ce qui est plus haut que moi, différent de la boue où je suis né!"
Au début du roman, cette impression attire la sympathie et la compassion du lecteur. On découvre les choix de Dario, on les comprend ; mais parfois, on fronce un peu le sourcil, on s'interroge... La peur de la misère conduit Dario de plus en plus loin.
"Sa vie ne l'avait pas préparé à la révolte, mais à l'obstination, à la patience, à l'effort sans cesse déçu, sans cesse renouvelé, à la résignation apparente qui augmente et concentre les forces de l'âme"
L'ambition de Dario devient presque dérangeante, et c'est tout l'intérêt du personnage d'Irène Némirovsky, car Dario s'affranchit de toutes les règles, y compris de celles qu'il pourrait encore respecter, notamment envers sa famille. Or, c'est pour eux qu'il transgresse les règles, pour leur assurer un avenir ; infidèle à sa femme, il accepte la distance imposée par son fils.
Ce roman est le portrait, réaliste et cruel, d'un personnage qui se croit le jouet du destin. Il y abandonne ses principes et une part de ses responsabilités. "Je crois à une fatalité, à une malédiction. Je crois que j'étais destiné à être un vaurien, un charlatan et que je n'y échapperai pas. On n'échappe pas à sa destinée." Le destin... et le regard des autres.

J'ai beaucoup aimé cette approche. Irène Némirovsky  ne cherche pas à démontrer la fatalité en elle-même. Elle tente d'expliquer comment ce sentiment d'être prisonnier d'une image, et cette croyance au destin, peut influencer une vie entière. Le choix de Dario d'exercer le métier de "maître d'âme" n'est pas anodin, car Dario dicte la conduite de ses clients, il devient leur destin. Le mécanisme de manipulation est particulièrement bien décrit dans la relation entre Dario et Philippe Wardes, dont la déchéance est mise en parallèle avec l'ascension du charlatan. Les pages sur les angoisses de Philippe Wardes, entre conscience et perte de libre arbitre, sont émouvantes. Les autres personnages sont décrits avec la même précision acerbe, et le même souci de l'image et du symbole. Irène Némirovsky nous dévoile leur beauté, mais surtout leur laideur, dans la mesquinerie, l'égoïsme, l'hypocrisie. L'auteur semble vouloir montrer qu'ils sont, avant tout, profondément humains.

D'un point de vue historique...  (il fallait bien que j'y revienne)
Ce roman présente la société de l'Entre-deux-guerres (le récit commence en 1920), une époque complexe, marquée par une forte immigration et des sentiments de xénophobie, alors que l'affaire Dreyfus est encore dans les esprits.
Il faut éviter les raccourcis et les parallèles un peu faciles avec d'autres périodes plus récentes. Bien sûr, certains thèmes de ce roman touchent à ce concept un peu insaisissable de l'universalité, mais en histoire, il est assez risqué de faire des comparaisons. Le contexte est toujours différent, les mentalités et les représentations également, et on aboutit seulement à des conclusions hâtives et tronquées.
Développer m'entraînerait beaucoup trop loin, et je vous conseille de lire la préface qui donne de nombreuses explications sur l'accueil du roman, sa place dans la vie et dans l'œuvre d'Irène Némirovsky.
Enfin, j'ouvre une parenthèse sur l'avortement. Je n'avais pas l'intention de lire ce roman mais ce mot sur la 4e de couverture a attiré mon attention, car l'avortement était le sujet de mon mémoire de maîtrise en histoire. En 1920, l'avortement est encore un crime. Les médecins qui le pratiquent risquent une peine de travaux forcés. Il devient un délit en 1923. Irène Némirovsky ne donne aucun détail sur cet avortement (et je l'admets, j'étais un peu déçue...) Là encore, elle joue sur les clichés. Mon étude portait sur un période légèrement antérieure, mais le "mythe" du médecin avorteur, de la sage-femme "faiseuse d'ange" est encore présent dans les esprits à cette époque. Or, ce qui est intéressant dans le cas des médecins et de l'avortement, c'est qu'en l'absence de sources suffisantes (procès, preuves, témoignages, etc.), il est impossible à l'historien de donner des chiffres précis sur ces pratiques, de déterminer quelle est la part de réalité dans ce "mythe"...

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